Avec plus de 660 milliards de francs suisses d’actifs consolidés et un volume de primes de 66 milliards, le marché conserve une pertinence internationale malgré la taille modeste de sa base domestique. Mais aujourd’hui, le principal défi du secteur n’est plus la croissance. C’est le leadership.
Pour mieux comprendre l’évolution du secteur, William Andreae-Jones, Head of Financial Services chez le spécialiste suisse du recrutement Robert Walters, partage son analyse des défis en matière de leadership auxquels les assureurs sont confrontés, et du type de talents qui définiront la prochaine phase de réussite stratégique.
Un modèle économique sous pression
La croissance des primes sur le marché intérieur suisse reste modeste. Les primes non-vie n’ont augmenté que de 1,2 % en 2024, tandis que l’assurance-vie poursuit son déclin structurel de long terme. Les réassureurs – malgré leur envergure mondiale – subissent une pression croissante liée à la volatilité des périls secondaires, aux sinistres indexés sur l’inflation et à l’envolée des coûts de rétrocession. En 2023, le ratio combiné de Swiss Re pour les catastrophes naturelles a atteint 109,3 %, son plus haut niveau en cinq ans.
Face à cela, les assureurs déplacent leur attention vers des produits plus complexes et à plus forte marge, tels que la cybersécurité, la réassurance structurée et les produits liés aux critères ESG. Mais ces innovations ne sont pas simplement techniques: elles nécessitent un nouveau type de leadership.
«Nous atteignons un point d’inflexion où l’expertise technique seule ne suffit plus», explique William chez Robert Walters Suisse. «Les assureurs recherchent des leaders capables de naviguer entre les fonctions, les régions et les réglementations. Ce n’est pas seulement une transformation des produits, c’est un changement de mentalité.»
Un vivier de talents limité
Selon l’édition 2024 du Swiss Insurance Executive Survey de PwC, 54 % des dirigeants citent le manque de leaders compétents comme l’un des trois principaux risques pour la performance à long terme. Une étude du Swiss Board Institute a révélé que moins de 30 % des grands assureurs ont formellement identifié un successeur potentiel à leur CEO.
La pression est particulièrement forte sur les fonctions liées à la durabilité et à la conformité réglementaire. Les postes ouverts dans les domaines ESG et réglementaires ont augmenté de 22 % en un an, stimulés par les nouvelles règles de durabilité de la FINMA et par l’attention croissante des investisseurs. Pourtant, l’offre de talents reste insuffisante.
«Les fonctions actuarielles et de conformité font face à une tempête parfaite», constate William. «Ces rôles nécessitent à la fois une compréhension technique pointue et une vision stratégique, et les profils réunissant les deux sont extrêmement rares.»
Les modèles de leadership évoluent
Le profil traditionnel du cadre dans l’assurance en Suisse – souvent un spécialiste ayant gravi les échelons via la souscription, l’actuariat ou la finance – ne fait plus figure de norme. Les conseils d’administration recherchent désormais des compétences plus larges: aisance avec les marchés financiers, maîtrise du numérique et intuition réglementaire. En réassurance notamment, l’expertise pluridisciplinaire est fortement demandée.
«Nous recrutons de plus en plus en dehors du parcours traditionnel de l’assurance», indique William. «Banque, fintech, conseil, gestion d’actifs… Les clients veulent des profils au regard externe, capables de remettre en question les modèles établis.»
Les CEO suisses du secteur de l’assurance restent en poste en moyenne 7,1 ans, ce qui donne une impression de stabilité. Mais cela cache un problème plus profond: le renouvellement générationnel. De nombreux dirigeants actuels ont fait carrière dans un environnement stable, centré sur le marché domestique et la croissance produit. Le contexte actuel – volatil, global, et axé sur la technologie – exige un tout autre ensemble de compétences.
Le développement interne ne suit pas
Bien que les assureurs suisses soient reconnus pour la qualité de leur formation technique, rares sont ceux qui investissent véritablement dans le développement transversal des futurs leaders. L’enquête Deloitte 2024 révèle que seuls 18 % des assureurs disposent de programmes formels de rotation pour les cadres dirigeants. Parallèlement, plus de 40 % des managers intermédiaires envisagent de quitter le secteur d’ici cinq ans, citant le manque d’exposition stratégique et de perspectives d’évolution.
«Il existe un écart entre les intentions et les actions en matière de développement du leadership», alerte William. «Tout le monde parle de transformation et d’agilité, mais les moteurs internes de talents sont encore sous-dimensionnés.»
Le talent stratégique sera décisif
Pour les conseils d’administration, les DRH et les cabinets de recherche de cadres, le message est clair: la prochaine phase de succès du secteur de l’assurance suisse dépendra de la capacité à attirer et à fidéliser des talents stratégiques en leadership. Et cela impliquera de regarder au-delà des frontières sectorielles.
Les points de pression clés incluent:
- Des responsables ESG et disclosure alliant expérience réglementaire et allocation de capital
- Des actuaires à l’aise avec la data, en particulier dans les domaines du cyber, de la santé et de la tarification comportementale
- Des directeurs généraux multirégionaux capables de piloter entre Zurich, l’EMEA et l’Asie
Des responsables des investissements maîtrisant la volatilité, l’intégration ESG et la conformité IFRS 17
«Les entreprises qui réussiront sur ce marché seront celles qui traitent leur stratégie de talents avec autant de sérieux que leur stratégie de capital», conclut William. «Dans un secteur fondé sur la précision et l’évaluation des risques, il est temps de considérer le leadership comme un actif mesurable.»
Les assureurs suisses conservent des atouts majeurs: crédibilité, solidité financière, portée mondiale. Mais ceux-ci ne suffisent plus à se différencier. En 2025, l’avantage concurrentiel déterminant sera le capital humain.
Dans un marché façonné par la transformation numérique, l’évolution réglementaire et les incertitudes géopolitiques, les gagnants seront ceux qui considèrent le leadership non comme un acquis, mais comme un investissement stratégique central. (Robert Walters/mc/ps)